14 novembre 2007

L'âne et la figue

C'est ainsi que ce que l'inclination de notre esprit à la farce prend pour un misérable coup d'esprit, n'est, la plupart du temps, dans la pensée de l'auteur, qu'une vérité importante, proclamée avec majesté! Oh! ce philosophe insensé qui éclata de rire, en voyant un âne manger une figue! Je n'invente rien: les livres antiques ont raconté, avec les plus amples détails, ce volontaire et honteux dépouillement de la noblesse humaine. Moi, je ne sais pas rire. Je n'ai jamais pu rire, quoique plusieurs fois j'aie essayé de le faire. C'est très difficile d'apprendre à rire. Ou, plutôt, je crois qu'un sentiment de répugnance à cette monstruosité forme une marque essentielle de mon caractère. Eh bien, j'ai été témoin de quelque chose de plus fort: j'ai vu une figue manger un âne! Et, cependant, je n'ai pas ri; franchement, aucune partie buccale n'a remué. Le besoin de pleurer s'empara de moi si fortement, que mes yeux laissèrent tomber une larme. «Nature! nature! m'écriai-je en sanglotant, l'épervier déchire le moineau, la figue mange l'âne et le ténia dévore l'homme!»

Chants de Maldoror
Livre IV

Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, [pas en vrai] (1846, Montevideo, Uruguay – 1870, Paris) , a fait ses classes au Lycée impérial de Tarbes, puis au lycée Louis-Barthou à Pau.

Léon Bloy, au sujet d'Isidore:
 « Cher grand homme avorté ! Pauvre rastaquouère sublime !»